Le retour aux origines
Il aura mis trente et un ans à boucler la boucle, à revenir au point de départ, là où (peut-être) tout a commencé pour lui. À Sidi Bel-Abbès. En compagnie de son groupe Gnawa Diffusion, Amazigh Kateb y a clôturé, par deux concerts (les 29 et 30 mars), une mini-tournée de 10 jours qui les a vus se produire également à Alger (le 20 mars) et Oran (le 27). Un « vrai retour aux parfums de l’enfance ». « Je suis né à Alger mais en 1977, mes parents venaient de divorcer et mon père m’avait alors emmené à Sidi Bel-Abbès, car il venait d’être nommé directeur du théâtre régional. » Papa n’était pas n’importe qui : il s’appelait Kateb Yacine, le plus illustre écrivain algérien d’après-guerre, le « rebelle radical » qui tient toujours une place particulière dans le panthéon culturel et la conscience collective nationale, même vingt-cinq ans après sa mort. « J’y ai suivi toute ma scolarité de 5 à 11 ans, se rappelle-t-il. Quant au théâtre, j’en connais tous les recoins, je passais des journées entières à regarder mon père travailler avec sa troupe. » Le gamin aura été ainsi le témoin des grandes émotions que peut connaître tout artiste sur une scène. Et il saura s’en souvenir… Cette tournée algérienne 2015 a en effet rencontré un incroyable succès. La salle de la Coupole d’Alger en feu avec ses 7 000 fans hystériques, les concerts « sold out ». Et, au bout du compte, un constat : Gnawa Diffusion continue d’enflammer le public d’Al Djazaïr. Comme il l’a toujours fait depuis qu’Amazigh a fondé le groupe en 1992, à Grenoble, trois ans après son arrivée en France.
Nul, ici, n’a oublié sa formidable irruption sur le devant de la scène maghrébine avec son deuxième CD, Algeria, en 1997 ; ces milliers de jeunes Algériens et Marocains s’éclatant sur cette explosive combustion de reggae, de rock, de chaabi et, surtout, de musique gnawa, l’idiome des anciens esclaves noirs « importés » au nord du Sahara il y a plusieurs siècles. Car Amazigh avec, en bandoulière, son guembri, ce « cousin » lointain du ngoni malien, fut le premier, sur la scène maghrébine, à vouloir imposer une africanité intégrale bien que fantasmée (il n’a mis les pieds qu’à deux reprises au sud du Sahara). « Notre identité arabo-musulmane a hélas effacé toutes les autres », affirme-t-il. Dernière clé de cette popularité : le leader du Gnawa n’hésite pas à dire des choses graves sur un ton ironique, comme dans le titre « Inaal Ding Dingue Dong » : « Car sur ma terre natale se bâtissent de nombreux édi-FIS [Front islamique du salut, ndlr]… FLN père et FIS nous mènent au sacrifice. » L’audience du groupe ne faiblira pas au fil des six « galettes » qui suivront, de Bab El Oued Kingston (1999) à Fucking Cowboys (2007).
Depuis, l’eau a coulé sous les scènes de Casablanca ou d’Alger… Il y eut d’abord la séparation du groupe en 2007, suivie de l’ébauche d’une carrière solo pour le fils de Kateb Yacine avec l’enregistrement d’un album au titre significatif, Marchez noir , en 2009. Puis sa reformation en 2012, avec la sortie du dernier opus Shock El Al. Amazigh s’est aussi offert, en 2014, une nouvelle expérience artistique : il tient le rôle principal, aux côtés de Rachida Brakni, dans Maintenant ils peuvent venir , un long-métrage de Salem Brahimi en attente de distribution. Mais, surtout, lui qui était jadis toujours en bourlingue, toujours ouvert à la moindre proposition d’aventure, posait enfin son baluchon mental et découvrait les joies de la famille : « J’ai eu avec ma compagne un garçon qui a maintenant 4 ans et une petite fille de 2 ans. J’ai besoin de les voir grandir, et tant pis si ça bouffe ma carrière ! Avec eux, tu te surprends à te rappeler l’innocence perdue de ton enfance. » Il a maintenant 42 ans et son visage émacié le fait de plus en plus ressembler à son père. On se dit que celui qui s’est toujours déclaré opposé à tous les pouvoirs et qui avait été interdit de séjour en Algérie pour insoumission en 1992, s’est peut-être assagi. Erreur. Chez lui, la radicalité n’est pas soluble dans la paternité.
Amazigh fait feu de tout bois. Des travers de son pays natal : « Ça ne tourne pas rond mais ça bouillonne chez les jeunes ! Notre pouvoir sait très bien que le jour où il laissera la culture s’exprimer, ce sera le langage de la révolution qui prendra le dessus. » De la France, sa deuxième patrie : « J’abhorre ce fanatisme laïc que l’on tente d’imposer au nom de l’unité nationale. » Du Qatar : « On n’a pas besoin de l’argent de ce pays qui fabrique le jihadisme dans le monde entier. » Ou des religions : « Elles ont toujours été instrumentalisées par les systèmes politiques et sociaux. Mon père écrivait qu’elles avaient esquinté le monde. Il n’avait rien contre les croyants, juste contre les prosélytes. »
Son père, toujours ce père… Il ne veut pas le « tuer », comme veulent le faire si souvent les fils en Occident, bien au contraire. Son prochain album solo devrait inclure certains de ses textes. « C’est lui qui a aiguisé mon sens critique, explique-t-il. J’ai toujours eu l’impression d’avoir la responsabilité de le faire vivre après sa mort. Je me sens dans sa bienveillance. C’est comme une forme de réminiscence d’une période d’avant l’Islam et les monothéismes. » Ça s’appelle aussi le culte des ancêtres… Peut-on faire plus africain ?