Boualem Sansal
« L’islamistophobe »
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Publié le 20 octobre 2015 à 17h15
Par Loraine Adam
En cette rentrée littéraire, son nom est sur toutes les lèvres car l’auteur de 2084. La Fin du monde est en lice pour six grands prix : le Goncourt, le Renaudot, le Femina, le Médicis, l’Interallié et le Flore ! Quand on demande à ce romancieressayiste, algérien et francophone, quel effet lui procurent ces nominations, il répond dans un petit sourire : « Je m’en réjouis mais, si je ne suis pas le lauréat, j’y penserai quelques jours, puis ça passera. »
Sa voix est affable, sa plume mélodieuse et raffinée mais cette silhouette de doux rêveur cache un homme en colère car sa vie et celle de ses proches ont été « ravagées » par les islamistes : athée depuis toujours, Boualem Sansal, écrivain « mécréant » comme il se qualifie lui-même, vit aujourd’hui reclus en Algérie. « Chacun de mes livres suscite un torrent d’insultes, certains sont censurés et se passent sous le manteau, mon téléphone est sur écoute et mon courrier lu. Mais le gouvernement me laisse libre de mes mouvements alors je donne des conférences dans des lieux, souvent infiltrés, que l’on laisse
pour que les gens puissent décompresser. Et puis, je voyage dans le monde entier grâce aux nombreuses invitations des salons littéraires. » Il milite « contre le culte du martyr et contre un pouvoir religieux où rien ne peut se passer parce que tout est interdit » et refuse « cette langue arabe surchargée de piété, la falsification de l’histoire algérienne et son arabisation forcée » mais, l’Algérie est son pays, le carrefour de ses origines française, berbère et africaine et il considère que les artistes comme lui y sont nécessaires pour ouvrir la voie à la paix et à la démocratie. Boualem Sansal déplore que ni les
philosophes, ni les écrivains ne soient d’aucune aide et que la faillite des politiques pousse au désarroi car ils restent dans la compromission. « Les religieux sont dans un discours transcendant alors que nous sommes dans la relativité des choses. L’intégrisme est dans tous les domaines, au Front national (FN) et chez les économistes. Il est partie intégrante de la société moderne qui est complexe, incompréhensible et difficile à gérer. On ne peut pas cultiver le doute dans nos sociétés actuelles, il faut des réponses claires. »
Son septième roman, 2084. La Fin du monde, s’inscrit dans la filiation d’Orwell et dépeint l’avènement d’un empire planétaire intégriste et théocratique, proche d’un islamisme totalitaire. Une parabole sur Daech, bien sûr, mais aussi sur l’Algérie contemporaine : « Le futur sombre que je décris est déjà présent en Irak, en Syrie, en Iran, on le voit s’étendre, s’organiser. J’ai fait le même travail qu’Orwell, mais à nous de rendre cette hypothèse impossible. La dangerosité de cette radicalisation est très sousestimée. Le monde islamiste est jeune, bouillonnant, agressif, tandis que l’autre est amorphe et vieillissant. Les religieux se sont imposés sur la scène politique, ils sont de plus en plus nombreux et il faut faire avec. Ils ont une très grande capacité de mobilisation dans un monde en totale désorientation, notamment au niveau de ces jeunes marqués par les crises et les angoisses auxquelles la société civile n’a pas su apporter de réponses. »
Le cheminement littéraire de cet ancien haut fonctionnaire, lecteur insatiable né en 1949 dans les monts de l’Ouarsenis, au sud-ouest de la capitale, est jalonné de classiques russes, français, allemands, anglosaxons et italiens. Néanmoins, en 1973, diplômé de l’École nationale polytechnique d’Alger et docteur en économie, il s’installe à Boumerdès, une petite ville côtière qu’il n’a jamais quittée depuis et où il deviendra successivement enseignant, consultant et chef d’entreprise. « À l’époque, cette ville universitaire et dynamique était financée par le gouvernement algérien grâce à sa rente pétrolière
jusqu’au choc de 1986. Ensuite, l’État y a mené sa politique d’algérianisation à la va-vite en faisant venir du Liban, d’Irak, de Syrie, des islamistes, tous arrivés en même temps avec de faux diplômes. Nous sommes passés du toutfrançais au tout-arabe en l’espace de trois mois. Nous le parlions très mal, alors qu’eux le maîtrisaient parfaitement. Nous devions être des Arabes purs, la religion devait être
pure et nous devions avoir honte d’avoir été communistes, colonisés, d’avoir parlé des langues de mécréants. »
Dans les années 1990, Boualem Sansal est recruté en tant que directeur général au ministère du Commerce puis de l’Industrie. Survint alors la guerre civile « vécue comme une intense humiliation car on était réduits au silence par des petits caïds islamistes de 17 ans ». Une dizaine de mosquées suréquipées ont poussé dans sa ville délabrée et gangrenée par le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), dont elle est devenue le fief en 1999. « Les cinémas et les bars ont fermé mais les gens boivent en cachette. Le vendredi, à l’heure de la prière, les rues sont bondées et les gens s’entassent pour prier. Ils sont ingénieurs, médecins ou étudiants. » Boualem Sansal décide alors de tenir un journal qui s’épaissit rapidement et qu’il envoie sous forme de roman à Gallimard, la seule maison
d’édition dont il a l’adresse. Séduit, l’éditeur le fait paraître sous le titre de Serment des barbares et le succès est immédiat. L’écrivain, invité dans de nombreux médias à l’étranger, critique ouvertement le régime algérien, qui le démettra de ses fonctions en 2003.
Quand on lui demande comment il pressent l’évolution de la situation, il répond de sa voix toujours apaisante malgré ses propos lourds d’inquiétude : « La violence génère la violence, il faut trouver le moyen de rompre ce cercle vicieux mais on ne sait comment. En France, je suis plus inquiet qu’en Algérie quand je le vois la sécurité dans les aéroports. On se dit que l’état de guerre est ici, en Europe. La France va intervenir en Irak et cela va empirer les choses car il y aura encore plus de migrants. Il faut calmer le jeu, construire des passerelles et des liens pour élaborer des réponses satisfaisantes. »
La seule solution serait, selon lui, de réinventer la pensée, « de trouver une philosophie, une politique qui permette de polariser les forces comme au siècle des Lumières et de progresser. Il faut que des gens de culture comme les écrivains se mettent en danger et qu’ils fassent “trait d’union”. La violence, la vindicte, la vengeance s’enracinent, ce n’est pas comme l’amour, qui reste très superficiel. Chacun est sur sa colline, regarde les autres de loin et avec mépris. Alors, je me mets au centre et j’essaie de forcer et d’ouvrir le débat.