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Au siège de l’Union africaine (UA), à Addis-Abeba. ALAMY
Au siège de l’Union africaine (UA), à Addis-Abeba. ALAMY
Editos

Indépendance 2.0

Par Zyad Limam
Publié le 4 avril 2025 à 13h07
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Cela fait approximativement soixante ans, plus ou moins, que l’Afrique est indépendante (et pour certains, comme la Namibie, un peu plus de trente ans). C’est peu au regard de l’histoire multimillénaire du continent et de l’humanité, et c’est nettement moins que les deux siècles d’oppression de «l’homme blanc». Pourtant, en soixante ans, malgré la difficulté de construire des nations comme dessinées sur un coin de table, malgré l’héritage socio-économique désastreux de l’ère coloniale, malgré le poids de la pauvreté et la permanence des conflits, l’Afrique a changé. Elle se transforme, animée par des forces puissantes et structurelles. Une réalité nettement plus complexe que la perception complaisante et caricaturale d’un continent immobile et mal gouverné. Qu’on le veuille ou non, l’Afrique immense est en mouvement.

Au début des années 1960, nous étions à peine 300 millions d’Africains. Aujourd’hui, nous sommes un peu plus de 1,5 milliard (x5), et demain, à l’horizon 2050, probablement aux alentours de 2 milliards. Un continent marginal, dépeuplé (en particulier par l’esclavage et la traite), se retrouve en un peu plus de deux générations démographiquement au centre du monde. Demain, un humain sur quatre sera africain. L’Afrique comptera plus d’habitants que l’Europe, l’Amérique latine et l’Amérique du Nord réunies. Cette jeunesse sera source d’opportunités, de modernisation, mais aussi de ruptures, de tensions. Elle exigera une mobilisation des États pour la formation, l’emploi, la santé… La démographie fait l’histoire. L’Afrique, vieux continent peuplé de centaines de millions de jeunes, sera au cœur des enjeux du siècle. Pour le meilleur ou pour le pire, ou pour les deux en même temps probablement.

Nous étions très, très pauvres. Nous sommes toujours pauvres, mais nettement moins, et la dynamique est différente. Notre richesse a été multipliée par 50. Nous sommes passés d’un PIB estimé de 50 milliards de dollars à un PIB de 2600 milliards de dollars (constant). Des pays enchaînent des taux de croissance élevés sur de longues périodes [voir notre Découverte Côte d’Ivoire, pages 48-78]. Certains peuvent prétendre à l’émergence réelle. En accentuant des politiques vertueuses de croissance, l’Afrique pourrait toucher la barre des 5000 milliards en 2030. Et viser, en projections «modérées», un seuil de 10000 milliards en 2050. Et un seuil de 15000 milliards de dollars en projections «optimistes ». Soit le niveau de la Chine aujourd’hui.

Cette progression n’empêche pas la précarité ni surtout les inégalités. Certains Africains vivent littéralement au XXI e siècle, dans le monde global, et d’autres, nombreux, sont pris au piège d’un Moyen Âge économique et social. Entre 35% et 40% des Africains vivent encore avec moins de deux dollars par jour. Mais 350 millions sont entrés dans le périmètre, certes imprécis et fragile, de la «classe moyenne ». Les taux de mortalité infantile ont été réduits de plus de 70% depuis les années 1960, malgré l’explosion démographique. Il y a encore de la marge (43 décès pour 1000 naissances en Afrique pour une moyenne mondiale de 27 pour 1 000). Mais c’est tout de même une grande victoire. Nous vivions à l’époque moins de 40 ans. Nous vivons aujourd’hui en moyenne 65 ans. Hier, moins de 10% des Africains pouvaient se prévaloir de savoir lire, compter, écrire. Aujourd’hui, nous atteignons des taux d’alphabétisation de 60% (avec des pointes à 90% en Afrique du Nord et en Afrique australe).

Ce continent, autrefois largement rural, s’urbanise à la vitesse grand V. 45% des Africains vivent aujourd’hui en ville. D’immenses mégalopoles apparaissent (Kinshasa, Joburg, Le Caire, Nairobi, Casablanca, Abidjan…), avec d’immenses problèmes, mais aussi d’immenses opportunités. Ces cités sont des accélérateurs de croissance, de modernisation, de mixité, d’émancipation. C’est aussi ici que naissent des artistes, des créateurs, des cultures, des sons, des œuvres à la portée globale, qui transforment l’image que l’Afrique a d’elle-même et l’image qu’elle projette vers le monde extérieur. Culturellement, nous nous libérons, sans complexe. Et nous bénéficions des révolutions technologiques. En 1960, les Africains n’avaient pas ou presque de lignes de téléphone fixe. Aujourd’hui, on estime qu’ils sont plus de 500 millions à pouvoir bénéficier d’un accès Internet. Avec 1 milliard de connexions mobiles actives…

Physiquement, les changements se voient, l’Afrique est différente. Elle se construit malgré tout, malgré sa difficulté à mobiliser les financements. Beaucoup reste à faire, mais ceux qui sont suffisamment âgés pour avoir voyagé dans les années 1970 et 1980 peuvent en témoigner. Le décor, la dynamique ne sont plus les mêmes. Nous avons changé d’époque.

L’Afrique change, se transforme, mais le réalisme compte. Le phénomène est fragile, la régression est toujours possible, les conflits sont beaucoup trop nombreux et dévastateurs. La croissance est là, mais il faut viser plus, plus durablement. Pour briser le paradigme de la pauvreté éternelle, pour exister vraiment, pour entrer dans des processus de développement à l’asiatique, nous devons aller beaucoup plus vite (après tout, l’Afrique tout entière d’aujourd’hui pèse économiquement autant que la France), et de manière plus audacieuse. Se concentrer sur ce qui compte: la création de richesses, la libération des énergies, la promotion de l’entreprise et de la créativité, l’inclusivité sociale, l’intégration, et la construction de l’état de droit, chemin nécessaire vers le pluralisme…

Cette exigence d’accélération, de démultiplication, de pacification intérieure devrait nous engager tous, collectivement. Parce que le monde est lui aussi en train de changer. Avec la montée des populismes en Europe, aux États-Unis, le ralentissement de la Chine. Avec la crise durable du climat, ses impacts et les replis illusoires qu’elle génère. Donald Trump, incarnation presque caricaturale de l’époque, ne cache pas son dédain pour le continent. Et pour le codéveloppement. Le président et son allié Elon Musk ont littéralement oblitéré l’USAID, l’agence américaine d’aide, premier donateur mondial (40% du montant global). Washington veut également bouleverser le commerce mondial avec la remise en place de tarifs douaniers. Y compris très probablement avec l’Afrique. Le système préférentiel de l’AGOA, mis en place par Bill Clinton en mai 2000, est menacé. L’affaire n’est pas qu’économique. L’assaut politico-économique sur l’Afrique du Sud [voir pages 32-39] montre à quel point le trumpisme est aussi une volonté de domination. Pretoria est «coupable» à plusieurs degrés : pour sa supposée politique «anti-Blancs », pour le «wokisme» consubstantiel à la nation arc-en-ciel, pour son approche multiraciale, pour son positionnement pro-Palestiniens (et ce depuis les années de combat de Nelson Mandela et de l’ANC) et sa politique internationale relativement indépendante.

Face à l’ampleur de la turbulence, une Afrique sans réaction, recroquevillée, comme si cela ne la concernait pas vraiment, une Afrique où certaines élites ne cachent pas, par ailleurs, une fascination pourtant stérile pour les hommes forts, le trumpisme ou le poutinisme, cette Afrique-là aurait beaucoup à perdre de ce nouvel ordre mondial. De cette nouvelle séquence, où le chacun pour soi va devenir la norme. Et où les plus fragiles vont sévèrement trinquer. L’aide va baisser fortement et structurellement. C’est aussi la fin d’un long cycle de mondialisation à l’origine de la chute spectaculaire de la pauvreté dans les pays du sud. Les pays riches, déjà peu partageurs, fragilisés par les crises, vont se concentrer sur eux-mêmes.

​​​​​​​Le choc à court terme sera rude pour l’Afrique. Mais nous devons voir au-delà de ce système mourant. Il faudra compenser par des forces et des ressources intérieures. Ne plus accepter que notre santé, que notre humanitarisme dépendent presque exclusivement de donateurs extérieurs. Nous devrons créer plus de richesses, en étant plus compétitifs, et repenser notre commerce extérieur. Nous devons levrager mieux encore nos arguments, en augmentant notre pouvoir de négociation avec les uns et les autres, les nouveaux acteurs, les nouvelles puissances, les nouvelles entreprises. En projetant aussi, c’est important, une image plus crédible de nous-mêmes. En nous débarrassant des slogans creux sur l’anti-impérialisme ou le néocolonialisme. La souveraineté vraie se base sur une richesse autonome et un regard réaliste sur ce qui nous entoure et sur nos intérêts. Le monde nouveau est ce qu’il est. À nous d’y prendre notre place.

Tout cela est, bien sûr, facile à écrire… Cette nouvelle indépendance, cette indépendance 2.0 sera longue à construire. L’une des clés du reset, l’une des méthodes pour survivre et prospérer serait paradoxalement de revenir à l’origine, de proposer un modèle moderne de panafricanisme, de redonner du contenu à la notion d’intégration, de penser et promouvoir un futur collectif, celui par exemple dessiné par l’agenda 2063 de l’UA (« Africa we want»). Nous avons beaucoup en commun. Sur le plan historique et dans notre relation au monde. Nous avons un grand projet, complexe, de marché unique. Nous avons des richesses en hydrocarbures, des ressources minérales, fluviales, agricoles. Et pourtant, nos divisions l’emportent. Plutôt que de mettre nos forces en commun, nous nous combattons. Plutôt que de présenter un front uni lors des discussions internationales, nous arrivons fragmentés, avec un faible pouvoir d’influence et de négociation. À la merci d’une donation, d’une «faveur» rendue par une grande puissance. Les sujets ne manquent pas sur lesquels nous pourrions rechercher des positions communes et efficaces : climat, AGOA, discussions commerciales, nouvelle architecture financière internationale, G20, Nations unies, présence au Conseil de sécurité des Nations unies…

Face à cette exigence d’une nouvelle indépendance, de ce nouveau panafricanisme, face aux exigences de cette jeunesse nombreuse, puissante et éruptive, les femmes et les hommes d’État portent une immense responsabilité. C’est à eux de bien gouverner la res publica, la chose publique, c’est à eux de s’émanciper des pratiques archaïques du pouvoir, de tracer un chemin de modernité, de créativité, de libertés, afin de répondre à la promesse africaine.